Il est devenu difficile de méconnaître aujourd'hui la place qu'occupe, dans l'épistémologie des sciences sociales du XIXème siècle français, la tradition contre-révolutionnaire. Au cœur de celle-ci, et quoique ses frontières conceptuelles puissent être poreuses, deux œuvres singulières émergent: celles de Joseph de Maistre et de Louis de Bonald. Tous deux pensent et écrivent dans le sillage d'une même sismologie, induite par l'évènement fondateur de la Révolution française. Contrairement à plusieurs de leurs contemporains – Constant, Cousin, ou même Guizot – les contre-révolutionnaires considèrent qu'il n'y a rien à hériter de 1789 dans la mesure où la philosophie des «sciences de l'homme» qui a culminé dans la Révolution au pouvoir est aussi celle qui a anéantit la structure même de l'idée d'héritage. Pour Maistre comme pour Bonald, ce ne sont pas seulement les assises de la société qui ont été ébranlées, mais plus profondément la constitution de l'esprit humain qui fut menacée de désintégration. Que ces thèses soient proprement outrées, que l'argument d'une consubstantialité «satanique» entre Lumières et Terreur procède d'une simplification grossière, cela n'est pas douteux. Il n'en demeure pas moins qu'en insistant sur la part irréductible d'hétéronomie qui subsiste, non seulement dans toute société «constituée», mais dans l'intimité même de la pensée de chaque homme, Maistre et Bonald troublent le projet moderne d'une autonomie sans reste. Ils accusent en ce sens la philosophie des Lumières d'avoir dissocié esprit et société, brisant par-là la totalité des attachements et des affections pour y substituer le langage artificiel et sans âme du contractualisme libéral. L'objet de cette communication sera double. On montrera d'une part le rôle cardinal joué par la notion de pouvoir spirituel dans la critique des contre-révolutionnaires. Dans un second temps, en lisant les textes que Bonald et Maistre consacrent aux origines du langage, on isolera cette émanation affective du pouvoir spirituel qu'est la langue – substantivée à dessein. Au XIXème siècle en effet, la question métaphysique des rapports entre pensée et langage semble métaboliser en politique de la langue. Les individus ont-ils véritablement produit cette langue neuve et régénérée, ou leur échec est-il la preuve éclatante d'une rémanence indépassable des héritages, le signe d'une précédence contraignante? Objet d'affect et de science, vestige métaphysique d'une transcendance de la parole primitive ou emblème énergétique de l'accélération révolutionnaire du temps, on comprend que le problème de la langue figure une des lignes dedémarcation du débat entre modernes et antimodernes.