Au XXe siècle, le matérialisme est largement compris comme la thèse de l'identité cerveau-esprit, ou plutôt, processus cérébraux et processus mentaux. Si on y est hostile, on verra le matérialisme comme « réduisant » la noble activité mentale à une vulgaire activité matérielle ; si on y est plus ou moins favorable, on y verra un nouveau champ tant expérimental que spéculatif, y compris pour ce qu'on nommera dans les années 1980 la « neurophilosophie ». Cependant, cette thèse de l'identité psycho-cérébrale n'est pas exactement une définition constante du matérialisme à travers l'histoire, notamment parce que celui-ci est plutôt perçu comme une thèse ontologique générale sur la matérialité de l'univers et de tous les êtres qui le composent (Wolfe 2014a, 2020). Au XVIIIe siècle on assiste à un va-et-vient assez fréquent entre la thèse de la matérialité du monde et une autre thèse, en effet plus proche de la thèse de l'identité psycho-cérébrale : c'est par exemple le cas des débats sur l'âme matérielle (Thomson 2006, Wolfe & Van Esfeld 2014). Mais il n'y a pas de « science » particulière qui dirait la « vérité » sur le statut (ou substrat) matériel de la vie mentale. La thèse de l'âme matérielle ne se réclame ni d'une psychologie ni d'une science du cerveau (malgré quelques renvois vers Malebranche et/ou Willis). Souvent, cette thèse est simplement proclamée en fonction de la nature physico-matérielle de l'univers : puisque le cerveau en fait partie, et comme nous pressentons obscurément que le mental tient au cérébral, alors la pensée est matérielle. Malgré des gestes spéculatifs (donc justement, ni expérimentaux ni fondés sur l'expérimentation, n'en déplaise aux tenants d'une vision positiviste du matérialisme) de Diderot décrivant le cerveau comme un livre qui se lit lui-même dans les Eléments de physiologie (Wolfe 2014b), le matérialisme ne se tourne vers aucune autorité scientifique particulière concernant le statut du cerveau, avant le XIXe siècle. L'exemple le plus connu du matérialisme devenu « scientisme » est associé au matérialisme « vulgaire » en Allemagne et ses spéculations sur la biochimie (Janet 1864). Mais je m'attacherai ici aux prémisses d'un matérialisme proprement cérébral (sur lequel Janet a également écrit : Janet 1867), via Lange, Littré et d'autres, sans examiner particulièrement la phrénologie (bien étudiée dans Clauzade 2017). Si Sartre a raison (malgré lui) d'écrire que le matérialisme « est une doctrine métaphysique et que les matérialistes sont des métaphysiciens » (Sartre 1946/1990, p. 83). nous pouvons poser la question : en quoi est-ce que le volet neurophilosophique et éliminativiste du matérialisme participe à cet élan (cette nature, ce projet) métaphysique ? Littré ne s'y est pas trompé, écrivant que « la sensibilité ou la fonction des nerfs » est « un dernier terrain que la théologie et la métaphysique disputent à la biologie » (Littré 1846, p. 229).
Clauzade, L. « Les méthodes de la phrénologie : les stratégies empiriques d'une « fausse science », in J.-C. Dupont, C.T. Wolfe, C. Cherici, dir., Physique de l'esprit. Empirisme, médecine et cerveau, 1650-1800, Paris, Hermann, 2017
Janet, P. Le matérialisme contemporain en Allemagne. Examen du système du docteur Büchner, Paris, Baillière, 1864
Janet, P. Le cerveau et la pensée, Paris, Baillière, 1867
Lange, F.A. Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque, [1866] trad. B. Pommerol sur la 2e édition, Paris, A. Costes, 1921
Littré, E. « De la physiologie », Revue des deux mondes n° 14 (1846), p. 200-237
Sartre J.-P. « Matérialisme et révolution », Les temps modernes [1946], repris dans Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990, p. 81-140.
Thomson, A. « Encore l'âme matérielle ». La Lettre clandestine n° 14 (2006), p. 55-70
Wolfe, C.T. « Materialism » in A.V. Garrett, dir., The Routledge Companion to Eighteenth-Century Philosophy, Londres, Routledge, 2014 (2014a)
Wolfe, C.T. « Le cerveau est un « livre qui se lit lui-même ». Diderot, la plasticité et le matérialisme », Recherches sur Diderot et l'Encyclopédie n° 49 (2014), p. 135-156 (2014b)
Wolfe, C.T. Lire le matérialisme, Lyon, ENS-Editions, à paraître 2020
Wolfe, C.T. et Van Esfeld, M. « The Material Soul: Strategies for Naturalising the Soul in an Early Modern Epicurean Context », in D. Kambaskovic-Sawers, dir., Conjunctions: Body, Soul and Mind from Plato to Descartes, Dordrecht, Springer, 2013